Déresponsabilisé

donc

Ex-inscrit

2012

« Ce grand rêve émouvant de vivre simplement ardemment sans rien dire. » (Rimbaud)

D'abord et enfin, nous ne sommes qu'un souffle, une respiration. Très obstinée, mais très fragile.
Alors, ne pas nous surcharger. Voyager légers.
Éphémère papillon, comment pourrais-tu supporter le poids du monde ? Continue donc à voleter dans l'insouciance. Tel un tout petit, que tu es.

Tel un enfant : ne pas être responsable, être déresponsabilisé, voir même irresponsable.
Je m'en approche enfin, arrivant à la soixantaine.
Au prix de renoncements sociaux : ne plus diriger une collection de livres ; ne pas investir l'université et la quitter dès que possible ; rester marginal dans mon milieu et ses activités.
Au prix d'une solitude affective : ne plus entretenir et donc porter une relation amoureuse, être sans compagne ; ne plus trop avoir de relations familiales, sinon avec du côté de ma fille ; n'avoir que quelques amis électifs.
Non responsable. Comme un enfant. Mais comme un enfant seul.

Jouer au badminton ou au ping-pong ; fabriquer des petits bateaux avec quelques bouts de bois ; donner à manger à des chèvres ; écouter des chansonnettes ; pédaler ou nager.
Voici la vie. Je l'avais. Je l'ai perdue. Dieu fasse qu'elle me revienne !

Ainsi, me retrouver proche d'un état d'enfance, voire infantile. Autrement dit, retrouver de l'innocence, voire de l'idiotie – au sens dostoïevskien ou durassien si possible, au sens commun sinon.

Aller au cinéma, aussi, bien sûr, toujours pour fuir la lourdeur du monde social réel, de la vie adulte quotidienne.

Lueur d'espoir ? Comme un tas de fumier sur lequel pousseraient des fleurs, de cette société pourrissante émergent beaucoup de remarquables jeunes femmes, vives, intelligentes, compétentes, efficaces.
Ma génération, celle de 1968, qui est en train de passer la main, se trouve ainsi devant un double constat. Elle a de quoi être accablée, face à l'ordurerie et la vulgarité triomphantes. Mais elle peut être fière si ce sont désormais surtout ces jeunes femmes qui prennent les choses en mains.
Ironie de l'Histoire : en 68, l'émancipation féminine comptait pour peu, noyée dans celle des masses ; mais finalement, la seule bonne chose qui résulte de 68, indirectement, c'est l'affirmation des femmes.
Ce sur quoi les hommes ne servent plus à grand'chose. Ce qui, personnellement, homme âgé tendant vers la déresponsabilisation, me convient bien.

Je suis, à désormais soixante ans, dans un état très bizarre. Tout à la fois atterré et serein. Entre l'atterrement et la sérénité. Est-ce un signe que je suis en voie de détachement ? Dans ce cas, ce serait, ma foi, une bonne chose.

Nous sommes face à de telles monstruositées sur Terre (injustice, misère, vulgarité, et même pire : famines, guerres, lapidations, tortures, viols, etc, etc, etc) que les bras nous en tombent, que nous sommes renvoyés à notre impuissance. L'état des choses et des êtres est tel que nous n'y pouvons plus rien. Ce qui, finalement, nous déresponsabilise. (« Nous » ? « Je » !)

Convenir toujours de rendez-vous à dix ou onze heures et quart, à quatorze ou quinze heures et quart (etc). Car tout est – comme on sait – dans l'écart.

« De beaux restes ». Cette expression décrit exactement mon actuelle condition. Ce pourquoi je tends à me tenir un peu de côté, à l'écart. Moins impliqué, moins exposé. Que l'on ne voie pas trop mon déclin. (Orgueil, bien entendu).

Journées merdouillantes. Vie merdassante. Tant déresponsabilisé que désœuvré. (L'excès ou le manque : on n'en sort pas).

« I don't know. » « What can I do ? » Ne pas savoir. Ne pas pouvoir. Ainsi : irresponsable.

« Hakanassa ». Les Japonais ont un mot pour dire la beauté ponctuelle, éphémère. (Comme celle d'un arbre en fleurs, ou d'un nuage, par exemple).
Puisque l'essentiel – beauté ou bonheur – n'est que fragilement passager, nous voici radicalement déchargés de toute entreprise.

« Ma'ndoubala, agapi mou glika » : « Ma'ndoubala, mon doux amour ». Ce refrain de chanson populaire grecque (un rebétiko) berce mon existence depuis la pré-adolescence. Je n'en suis pas sorti, j'y suis toujours.

« Barré », « à l'Ouest » : oui, ailleurs. Prendrais même le large, si étais capable.

Je suis au-delà de tout et de tous. Ou bien... Je suis en-deçà de tout et de tous.
C'est pareil, le résultat est le même. Par le haut ou par le bas : ex-inscrit.

Work (?) in progress ? Work (?) in regress !

La régression passe aussi par un babil adolescent. « Yakata ! » Sorte de cri de guerre japonisant, mais où l'on peut cependant entendre « il y a cata (strophe) ! » « Atchiderba ! » Interjection italianisante, signifiant à peu près tout (ou son contraire). Et j'en passe. Mais je tiens que ce babil-ado (m')est vital.

Désespér-ado ? Desperado !

La foudre hilare. Philippe la détenait, pleinement, de tout temps. J'y accède enfin, un peu, sur le tard.
Le voyou suprême. João l'était, parfaitement, de tout son être. Je n'y parviens pas, même un peu, même tardivement.
Quelques éclats bruts, mais pas de carats affinés. On est ce qu'on peut. Ils furent grands. Je suis peu(tit).

Leur société cible un nouveau créneau : la « célibattante ». Je me trouve, comme toujours, à l'opposé : un « célibattu ».
Du fait de mes gamineries de sale gosse. Mais ainsi soit-il, faute de mieux.

Accablé, affligé, asphyxié, atterré. Basculé, bêtifié, bousculé, brutalisé. Carbonisé, catastrophé, chamboulé, crucifié. Écrabouillé, effondré, exaspéré, exilé... Abruti, affaibli, amoindri, assailli, avachi, avili...
J'apprends l'alphabet, comme les petits, mais à l'école de la vie.

Resté un petit garçon. Trop fragile pour qu'une me prenne sous son elle.
Devenu un vieil ours, voire un loup solitaire. Trop durci pour qu'une me prenne sous son elle.

Réprouvé. Éprouvé. Mais j'ai prouvé. Qu'un petit bonhomme pouvait quand même être quelqu'un.