Ne pas sombrer

Le vent, le vin, la vie

2011

Ablatif et datif, venant d'elle et pour elle : larme de cristal dans coupelle de pierre, pleur et tombeau, pour le reste de mon temps. (À la mère disparue).

Minuscule galet noir, petit caillou dans mon jardin, scrupule pour le reste de mon chemin. (À l'amante perdue).

L'horizon, dans l'espace ; le lendemain, dans le temps : on n'y est jamais, ça échappe toujours. Devenir ouvert, ou puits sans fond ? Images de nos vies, Sisyphes !

De plus en plus « boxé » par le réel, qui m'apparaît de plus en plus « étranger ». Ainsi, je vieillis.

Difficile d'être. Difficile d'être homme. Difficile d'être homme âgé. Difficile d'être homme âgé esseulé.
Mais je tiens le coup, ou la rampe.

Le retrait, plutôt que la retraite.
Se tenir en marge, et même s'effacer, face à l'état des choses et des êtres, des autres et de soi.

« Adolescent attardé », « sale gosse » : je le reconnais. Mais de soixante ans, et sans compagne. Vieil enfant tragique.

Incapable d'affronter le fait de devoir vieillir et mourir.
Incapable de l'affronter seul, sans compagne à mes côtés.

Jeune et jolie amante.
« Cerise sur le gâteux. »

Soixante ans, alors qu'espérance de vie de quatre-vingt.
« Aux trois-quarts mort, voir plus. »

« Je pleure ma mort. » (Jean-Louis Murat, chanteur, soixante ans)

J'aime la vie, goûter ses plaisirs, atteindre à ses joies.
Pourtant, dans ces pages, je développe une plainte ou complainte triste, sombre.
Exutoire de mon malheur, ce petit recueil me sert de larmier.

« Enterré vivant » par le social, par ceux-là mêmes qui constituent mon milieu, mais ne cessent de m'écarter ou m'ignorer.
Alors, rechercher un peu de vie par ailleurs.

« Décadré » ou « bord cadre ».
« Desperado » ou « rônin ».
En marge, marginal.
Soit, ça me va.

« La société m'importune, la solitude m'accable. » (Benjamin Constant)

Accablé, affligé, atterré.
Par presque tout. Par presque tous.

Au bord de l'amer. Ne pas y sombrer.

« Je ne suis pas grand-chose. Je titube juste d'une chose à l'autre. » (John Martyn, musicien folk)

Mon train électrique, dans l'enfance. Déjà, y jouant seul, redoutant les intrus, j'y organisais un univers maniaque, tendant vers une perfection quasi inaccessible. Pendant que ma mère, tranquille, tricotait non loin.

La maniaquerie perfectionniste et donc solitaire m'est restée. Pas mon petit jouet. Ni ma petite mère.
Le meilleur est parti, le pire a perduré. (« Père dur », oui je sais, merci).

J'ai été un enfant très timide, timoré, inhibé, « dans les jupes de sa mère ». Puis à l'adolescence j'ai commence à bousculer cette grave timidité, péniblement et irrégulièrement, par à-coups. Mais je ne me suis affirmé que très tardivement, à l'âge adulte, et encore par paliers, au fil des décennies.
Je suis ainsi devenu une sorte de paradoxe. Une personnalité affirmée, mais porteuse d'un engramme ou d'une vaccine de timidité. Jamais je ne peux oublier cette faiblesse fondatrice. Elle me constitue, de même que son dépassement. C'est ainsi, et ça va comme ça.

(Pour cette même raison, depuis toujours et à jamais, les « gagnants » ou « triomphants », sûrs d'eux-mêmes, me sont viscéralement incompatibles).

Les malheurs endurés par ma mère, et mon impuissance dans l'enfance puis l'adolescence à y remédier : ceci m'a déterminé en profondeur, mon pli d'être tient à cela. Engramme indélébile.

« Que les putes gouvernent, puisque leurs fils ont échoué ! »
Slogan de manifestants au Mexique, réjouissant quoique (ou parce que ?) machiste.

Les humains se laissent, de très longue date, gouverner par des crapules, des ordures. Certes, il y a là une part de laisser-faire compréhensible, la direction du monde, de son cours, étant trop demander à nos petites vies, faibles et fragiles. Cependant, cela en dit long sur l'humanité : pour le moins lâche, complice par mollesse. Pour le moins.

Canailles ! Mais oui, bien sûr. Luis Buñuel, favori de l'expression, mettait comme toujours droit dans le mille.

Je n'en peux et veux plus, de la société, des responsabilités, de la vie d'adulte.
Alors j'accepte la retraite, comme possibilité d'aller vers la régression infantile.

Ce monde n'est pas le mien.

J'ai grandi dans les années cinquante, puis soixante.
Les anciennes Halles, les « blousons noirs ».
La guerre d'Algérie, celle du Vietnam.

J'ai vécu Mai 68, survécu à sa retombée.
Non sans mal, mais avec force.
Et j'en passe, et j'en passe.

Je suis l'Ancien, laissé dans son coin,
ignoré par le tohu-bohu généralisé.
Je ne dis plus rien, mais je sais tout.

Ce monde n'est pas le mien.

Le « twist ». Je n'avais qu'une dizaine d'années, à ses débuts. Cela a fasciné et baigné ma pré-adolescence. Il s'est inscrit en moi, mais j'étais trop jeune. Le ratage, déjà.

Sur quoi j'ai milité, dès la prime adolescence. Pour venger les humilitations de ma mère, et par delà de tous les opprimés. Oui, il y avait en cela de la noblesse chevaleresque - aussi ridicule soit-elle, tout petit Don Quichotte. Mais aussi...

J'ai milité longtemps, à l'âge de danser puis de coucher avec les filles. Parce que, extrêmement timide et inhibé, je ne savais ni danser ni coucher. Parce que les filles m'impressionnaient tant. Plus aisée m'était la camaraderie – prolongeant la fratrie de l'enfance.

Douce dérive vers le monde du silence, ou naufrage dans le néant ?
Vision rose ou noire de ma trajectoire.

« On verra bien, ou mal. »
J'aime cette mienne formule, digne du grand Sam.

Vieillissant, orphelin de père et mère, célibataire et solitaire.
À part ça, tout va bien (comme on dit).
En vérité, du moins tout n'est-il pas noir, il y a même du bon.

Plutôt que de me multiplier dans la surface, je creuse en moi dans la profondeur.
Cela correspond à mon pli d'être. C'est devenu flagrant avec l'âge.

En fait, je suis porteur d'une assez longue histoire, parcourant divers univers, et jalonnée par plusieurs compagnes.
En outre, des pans, fragments ou éclats m'en restent avec une grande précision, qui me peuplent.

Pour toutes ces raisons, au lieu de me déployer, je me concentre.

« Boïchti ! Minakata. »
Ou bien...
« Aïchta ! Koutchi, koutchi. »

C'est-à-dire, à peu près...
« Merde alors ! Mais, bon. »

Blasé, désabusé ? Je le suis un peu devenu, mais ne pas trop m'y tenir. Le ressort n'est pas encore cassé, ni dévidé.

Frétillant, pétillant, sautillant : je doute de pouvoir l'être encore.
Mais je garde de l'énergie et du rire – plus profondément engrammés.

Dernière jeune femme de ma vie. Il n'y en aura plus d'autre. Cela marque mon entrée dans la vieillesse. Terreur.

Ma décrépitude physique a commencé. De jeunes amantes l'ont retardée jusqu'à présent. Mais désormais elle prend le dessus. Celle-ci l'emporte maintenant contre celles-là. Horreur.

Restent quand même les femmes. Au moins leur image, leur sillage, leur mirage.
Et puis le vent, le vin, la vie.

Le monde est beau, souvent. L'existence est belle, parfois.
Il y a de la grâce possible. Veiller à y accéder.

Malheur : le béton du social est gris.
Bonheur : l'arbre de la vie est vert.

« Fiel et miel » composent la vie humaine. (Cesaria Evora)

La ou le solitaire, célibataire. Voici la figure vraiment transgressive, face à la norme du couple.
L'amour d'un(e) autre : tel est l'idéal sans cesse brandi par cette société. Le remettre en question.

De même, l'amour des autres apparaît lui aussi discutable. Lesquels ?
À ce fourre-tout, opposer les affinités et amitiés électives.

Un individu tape dans un ballon : journaux, radios, télévisions ; tout le monde est au courant.
Un autre expose les ingrédients et les ressorts formels du comique : une revue spécialisée, un cours d'université ; très peu le savent.

Socialement parlant, je n'ai jamais été un poids lourd. Et ne le suis pas non plus devenu au fil du temps, en vieillissant.
Cela me convient. Être un poids plume. Et indiquer, l'âge venu, au mieux la voie de la légèreté, si j'y accède, au moins celle de la retenue, jusqu'à l'effacement.

Cela dit, je ne supporte pas que ce social ne cesse de me minorer. J'en veux aux autres de m'effacer. Je veux le faire moi-même.
Position très morale. Car, autrement dit : je refuse le meurtre, au profit du suicide.

Musique, musique, musique.
Merveille des merveilles.

Le son de talons aiguilles, le soir en ville.
Stimulation.

Le bruit de la pluie, en étant à l'abri.
Apaisement.

J'ai été si heureux, parfois.
Des moments solaires, radieux.

Dans l'enfance, avec mes frères et parents.
L'été à la mer, en Grèce ou ailleurs.
Avec mes jeunes compagnes.

J'ai peur que ce ne soit plus.
Ou alors, des petits bonheurs de petit vieux.

Loser. Has been. Survivor.
Quand même aussi assez fier de mon parcours, tenu, maintenu.
Et de ce que j'ai pu produire (dans des cours, des interventions, des textes) ou générer (chez ma fille, des compagnes, des amis).

J'ai essayé d'exister. Pas facile.
Plus ou moins raté, plus ou moins réussi.
Et déjà la mort s'approche.

Tout continuera sans moi, qui n'importe pas.
Tenter de retourner cette vérité atroce en détachement serein.

Mamma mia !