L'homme failli

(Enfantillage)

1996 / 2006

Conçu en 1996,
revu en 2006.

C'est un adolescent attardé
qui écrit...

À ma mère
(première lectrice
d'une première version,
peu avant de mourir).

« Dieu m'a créé enfant et m'a laissé enfant. » (Pessoa)

Nous sommes tous-toutes des enfants, trop vite grandis, atrocement niés en adultes. Au fond, nous restons des enfants, des êtres démunis et apeurés, ne souhaitant qu'un sein ou une épaule où poser nos têtes.
Des immatures, qui recherchons la simplicité et l'irresponsabilité ; alors même que la maturité nous pousse vers la complexité et la responsabilité. Il y a là une tragédie déchirante, dans ce paradoxe ontologique, ce grand écart existentiel.

En vérité, nous sommes bien incapables d'être adultes. Nous sommes débordés par le monde et l'existence, atterrés face à cette double charge, qui nous dépasse doublement.

Nous avons peur. De tout : de rester seuls, de prendre une décision, d'exprimer, de passer à l'acte.
Nous sommes des petits êtres fragiles. À tous égards : physiquement, affectivement, intellectuellement.
Nous sommes faits pour vivoter doucement, tendrement, pendant un court laps de temps, avant la mort prochaine.

Or, nous nous sommes donné une vie, fabriqué une réalité surhumaines, terrifiantes. Aucun(e) de nous ne peut assumer les responsabilités écrasantes que nous nous donnons ou infligeons.

Pourquoi nous les donnons-nous, les infligeons-nous ? Parce que nous avons peur, d'abord et enfin, de céder à notre nature la plus profonde. Peur d'être les enfants que pourtant nous sommes vraiment.
Et si quelqu'un se laisse aller à être l'enfant qu'il est vraiment, nous le tenons pour un malade.

Nous nous sommes donné-infligé ces responsabilités impossibles comme un carcan volontaire pour ne pas nous laisser aller à être les enfants que nous sommes en vérité.
Briser ce carcan, s'en libérer. Le plus possible au moins, totalement au mieux, oser être l'enfant que je suis, que tu es, qu'il-elle est, que nous sommes.

(Historiquement, les femmes ont été très longtemps infantilisées. Elles se veulent donc désormais adultes. Du coup, elles vont à l'encontre de la reconnaisance d'enfance, menée surtout par quelques hommes.)

Tout être humain est fatalement habitué au pire et à la résignation, pour des raisons biologiques inexorables : solitude ontologique, limitations, faiblesses, pathologies, vieillesse, mort. Ne serait-ce que de façon intuitive, il sait qu'il ne peut pas tout, qu'il ne peut rien ou presque sur l'essentiel.

Cette détermination existentielle sans appel se retrouve dans le social et le politique. L'être humain sait bien qu'il est dans une sale humanité, une sale société, mais s'y résigne (bon gré mal gré), car il sait qu'il ne peut pas tout changer, qu'il ne peut rien ou presque sur l'essentiel.

L'aliénation, qui existe certes (et comment !), n'est donc pas tout. Ou plutôt : elle n'est pas que subie, elle est aussi, d'abord et enfin, voulue. Par incapacité, par impossibilité, plus ou moins consciente, des humains à changer le monde. Par habitude à « faire avec », autrement dit à faire sans. C'est ce que l'idéalisme des Lumières, jusqu'au marxisme inclus, n'a pas su ni voulu percevoir.

Puisque l'être humain n'est que fragile et momentané, espérer qu'il réalise une transformation du monde apparaît démesuré. À Marx (et à d'autres), il convient donc de répondre...
On peut essayer de transformer le monde, mais c'est surhumain.
On doit surtout se transformer soi-même, faire sa propre révolution intime.
Or ceci passe d'abord et enfin par la contemplation du monde !

Limitations et monstruosités.

Une triple limitation ontologique nous détermine.
On est seul avec soi-même (bien qu'ouvert à tout et à tous).
On n'est pas tout, et même presque rien (bien qu'un univers se concentre en chacun).
On n'est pas toujours, et même peu de temps (bien que seul compte le présent de nos vies).

Au total : on est à peine.

Sainte trinité, ou plutôt diabolique.
Qui va de pair, qui ne fait qu'un.

Et ainsi donc...

L'existence est monstrueuse (de par ces trois raisons).
Les humains sont monstrueux (égocentrés, pervers, etc).
La société est monstrueuse (conglomérat de ceux-ci).

Je ne suis pas tout et je ne serai pas toujours. (D'après Bataille).

Je ne suis pas tout.
L'Occident en est devenu plus ou moins conscient, au bout de trois « révolutions » : Galilée (la terre n'est pas le centre de l'univers), Darwin (l'être humain n'est pas une créature divine), Freud (l'homme n'est pas maître de lui-même, mené par son inconscient).

Je ne serai pas toujours.
L'Occident n'en a pas encore pris conscience, malgré trois « rappels » :
des Anciens (cyniques, sceptiques), des sagesses orientales (Inde, Japon), des modernes (Bataille, Cioran).

« Je ne serai pas toujours » est pourtant la déclinaison dans le temps, dans la durée, du « Je ne suis pas tout ».

Nous sommes éphémères, en un bref passage sur terre.

Et du coup, nous ne pouvons pas changer le monde. Tout juste le contempler.

(C'est cela que repousse l'Occident, toujours entreprenant, conquérant, dominant).

Le chameau devient lion, enfin le lion devient enfant, écrivait Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra.

Et Deleuze d'expliciter :
« Le chameau est l'animal qui porte : il porte le poids des valeurs établies, les fardeaux de l'éducation, de la morale et de la culture. Il les porte dans le désert, et, là, se transforme en lion : le lion casse les statues, piétine les fardeaux, mène la critique de toutes les valeurs établies. Enfin, il appartient au lion de devenir enfant, c'est-à-dire Jeu et nouveau commencement, créateur de nouvelles valeurs et de nouveaux principes d'évaluation. »

Devenir enfant : j'y tends, j'y arrive.
Enfin enfant !

« La grande acceptation ».
« L'optimisme tragique ».

Formules magiques, du sorcier Nietzsche,
pour pouvoir continuer, malgré tout et tous.

Pas faciles. Mais incontournables.
Je cherche à y accéder.

La dérision.
Elle est plus masculine que féminine.
Les hommes jouent plus aisément avec l'image d'eux-mêmes que les femmes.
C'est ainsi qu'ils sont amenés à la dérision (de soi, de la vie, du monde) ;
tandis qu'elles dramatisent davantage, en tout cas dédramatisent moins aisément qu'eux.

Les faire rire. (Plus encore que les faire jouir).
C'est la première chose que les femmes attendent - espèrent des hommes.
Comme si elles savaient qu'ils sont des pitres ; comme si elles se savaient mélancoliques.

Les hommes, les femmes.
J'ose ces grandes catégories, abusives, alors que chacun(e) est un individu particulier.
J'ose juger des autres, alors que je ne sais pas bien exister moi-même.

Vivre ? Survivre, ou plutôt sous-vivre.
Oui, souvent, hélas.

Mais à chacun(e) de tirer sa vie vers le haut. De la « danser » au mieux.
Au bord du gouffre, au-dessus de l'abîme, dansons nos vies.

On n'existe qu'à peine, on n'existe qu'avec peine.

Si cela me chagrine tant, c'est que j'aime tant la vie !

Nous, les malheureux, du moins ceux qui portent en eux la trace du malheur, tel un engramme.

Comme des enfants, que nous sommes toujours ;
comme des morts, que nous sommes déjà.

« Rien que des riens. »
« Réduits à eux-mêmes, c'est-à-dire à rien. Vaches sans train. »

Ô, Louis-Ferdinand, tu savais bien, et tu disais bien.

Je suis un pessimiste lucide assez cynique (comme quelques autres : des hommes, après 40 ans).

C'est-à-dire, historiquement, un romantique « douché » ou « lessivé ». Quelqu'un qui voulait la fusion, un lien sacré avec autrui, avec le monde et la vie. Je l'ai tenté de trois façons, à trois âges. Dans l'enfance, avec la famille, les frères ; dans l'adolescence, avec le groupe militant, les camarades ; à l'âge adulte, avec des femmes, les compagnes. A chaque fois, la fusion sacrée s'est défaite, usée, vidée.
Voilà comment, à 40 ans, j'ai perdu la flamme. Ou plutôt...

Je ne crois plus au sacré « positif », positivement réalisé (avec les frères, les camarades, les compagnes). Ce sacré me l'est resté, mais « en creux ». M'est devenu sacrée sa nostalgie, son « négatif ». Mon sacré, c'est le souvenir ému, larmes aux yeux, de la fratrie, de la camaraderie, du couple : non plus celles-là ou celui-ci, mais leur mélancolie.
Et même, je suis au-delà de ça maintenant. Car...

Ce sacré en creux m'est devenu lui-même en bonne part ridicule ou risible, comme les valeurs auxquelles il restait attaché (frères, camarades, compagnes). Ce sacré « positif » d'avant-hier vécu comme heureux, ce sacré « négatif » d'hier vécu comme malheureux, je le vois et le vis désormais comme tragi-comique, aussi comique que tragique.
En effet...

Nous sommes commes des papillons, à la vie si brève. Or, nous accordons aux quelques moments que nous pouvons vivre une portée, une importance dérisoires. (J'en sais quelque chose, moi qui ai tout vécu gravement ou sérieusement, pendant 40 ans). Las : notre grande tragédie « supra-historique » n'est, à la fois, qu'une petite facétie de quelques temps.

(Reste ma fille, notre lien. Sacré, certes. Tragique aussi, car je ne serai pas toujours. Mais que j'essaye de faire léger, voire ludique.)

Solitude et liberté. Ces deux termes vont ensemble... mais il y a là une souffrance, dans laquelle nous vivons tant bien que mal, « tant mal que pis ».

Seul(e), on est plus libre, moins aliéné(e) ; mais c'est plus dur. Pas seul(e), on est moins libre, plus aliéné(e) ; mais c'est moins dur.

Chacun(e) se débrouille avec ça, bricole là-dedans, comme il-elle peut.

Je n'ai bien sûr pas de recette. Juste une expérience. Qui va de moins seul vers plus seul, de moins libre vers plus libre ; donc, de moins dur vers plus dur.

Le temps que les choses humaines les plus importantes trouvent un écho, une portée... et leur auteur est ailleurs, ou épuisé, ou mort.

Ce sont les choses humaines les moins importantes qui ne cessent de mobiliser l'attention, de la tromper. Elles divertissent de l'essentiel. Et c'est pour cette raison même qu'on en raffole.

Poudre aux yeux, pour ne pas voir ou entendre ce qui pourtant doit être le plus vu ou entendu, ce qui seul compte vraiment. Et terrifie, d'où, bien sûr, ce besoin d'ignorer, de fuir l'essentiel.

En revanche, pour ce qui est des choses de la nature, du monde, on ne prête guère d'attention qu'aux plus massives. Alors que ce sont les plus petites qui doivent mobiliser toute notre attention, tous nos sens.
En revanche ? Non : semblablement. En effet...

Les « grandes » choses humaines sont sœurs des « petites » choses naturelles. Une belle et bonne musique est comme une vague, une belle et bonne peinture comme un nuage, un bel et bon texte comme un souffle d'air.

La société, l'ennemie, nie donc les unes comme les autres.

Une fois qu'on est parvenu à être « pleinement » (!) soi-même, c'est-à-dire vers la quarantaine, plusieurs problèmes se posent...

On est plus ou moins gêné par ce qu'on a pu être ou faire avant. (Par exemple, il me faudrait revenir sur ce que j'ai écrit et qui me colle, me lie).

On sait donc que rien n'est définitif, aussi bien soi-même et ses idées : on tangue, on bredouille.

On est coincé entre une génération plus âgée qui compte encore et une génération plus jeune qui compte déjà.

On commence à fatiguer. À fatiguer, d'abord et enfin, de soi-même.

Chaque individu a envie, au moins de temps en temps, d'être de l'autre sexe : d'être homme pour une femme, d'être femme pour un homme.

Bien entendu, il y a là-dedans le désir de connaître l'inconnaissable, de savoir ce que ça ferait si...
Hélas, ce n'est guère réalisable.

Mais il y a aussi la croyance qu'en changeant de sexe ça irait mieux, que la vie, d'aller autrement, serait meilleure.
Hélas, ce n'est qu'un mirage.

La preuve ? Précisément, que chacun des deux genres voudrait bien changer ; ce qui prouve qu'on n'est pas satisfait, ni femme, ni homme.

C'est la vie même qu'il faudrait pouvoir changer, qui devrait être autre.
Hélas, ce n'est guère réalisable, ce n'est qu'un mirage.

« Courage, fuyons ! » Formidable formule.
En effet, nous n'avons pas, ou peu, le courage de fuir.

La vie, en général, par le suicide.
Ceci ou cela, en particulier, dans quoi nous nous engageons - impliquons.

Faute d'avoir le courage de fuir.

J'ai un penchant pour les textes, les propos, les formules, les clichés misogynes. Mais c'est une vraie fausse misogynie.

En vérité, les femmes m'impressionnent, je les porte très haut. Et j'en désire vivement certaines (nombreuses), j'en aime ardemment certaines (rares).

Ce n'est que pour me « venger » de cette admiration sacralisante, avec des mots et seulement avec des mots, que j'apprécie le discours misogyne : comme un défoulement facile, et bien perçu comme tel, rien que comme tel.

Est faux, au moins par omission, tout propos sur l'existence ou l'être qui n'inclut pas la fatigue, la peur, le manque, la faille, le ratage. Ou ne serait-ce que l'un de ces éléments.

Est faux, car incomplet, tout discours critique sur la société qui ne débouche pas sur, ne s'élève pas à un discours critique sur l'humanité. Car si les sociétés humaines sont toujours et partout ignobles, c'est que l'humanité elle-même est ignoble.
Si la société est pourrie, c'est que l'homme est pourri.
(Erreur de tous les humanismes, marxisme inclus, que de nier cette évidence).

Les jeunes sont volontiers pressés, alors qu'ils ont beaucoup de temps de vie devant eux ; les vieux ne sont guère pressés, alors qu'ils ont peu de temps de vie devant eux.

Chacun comprend les raisons de ceci et de cela. Désir de la jeunesse d'aller à l'assaut ; souci de la vieillesse de préserver l'essentiel.

Il reste que tous se trompent : les jeunes en allant trop vite, les vieux en allant trop lentement. Il reste que nous ne savons jamais bien exister. Nous n'existons que dans l'excès ou le manque.

Mais il est vrai que la « bonne mesure », si ça se pouvait, ce serait ennuyeux. Il n'y a pas d'espoir non plus de ce côté-là. Il n'y a donc aucun espoir de bien exister.

« Cataclysme et catastrophe » (longtemps mienne expression).

Enfant, je guettais les drames familiaux comme un séisme ; j'étais à l'affût du moindre indice précurseur. Ceci a exacerbé ma sensibilité (psychologique, intellectuelle, éthique, esthétique). Ce malheur infantile contribua donc à un certain bonheur adulte ; du fait de cette sensibilité appréciable.

Mais la peur aussi m'est restée, exacerbée elle aussi. Mon malheur infantile n'a donc pas fait mon bonheur adulte. Car la peur m'a limité et me limite encore (hantise du corps et de ses faiblesses ; crainte des affrontements brutaux ; difficultés à voyager ou même à habiter seul ; etc).

Cependant, j'ai dû tenter sans cesse de dominer ou domestiquer cette peur. Ça m'a renforcé ou durci ; pour le meilleur comme pour le pire. Mes blindages contre elle, durement acquis, me constituent. Mais me plaisent-ils ?
Certains, oui. Par exemple, le grand timide que j'étais l'est resté en privé, mais a transcendé son handicap en public. A ce titre, le bilan est plutôt bon, car j'apprécie et cette timidité privée et cette assurance publique.
Certains, plus ou moins. Par exemple, je n'ai pas osé vivre longuement en couple, d'où ma solitude, à laquelle je suis attaché d'une part, de laquelle je souffre d'autre part.
Certains, non. Par exemple, j'ai développé par anxiété une maniaquerie pesante et un systématisme lourd, qui diminuent la légèreté, la spontanéité et la grâce.

Reste le cas de la dictature intérieure que j'ai dû forger.
On peut croire qu'elle me pèse ; mais je l'apprécie : elle est forte et juste.
On peut craindre qu'elle s'étende aux autres. Mais non. Si ce n'est sous forme de mon incompatibilité avec eux, ou de mon mépris d'eux, qui ne concernent que moi... et qu'ils ont bien mérité.

Dans mon enfance, il y a eu du bonheur, mais qui ne cessait d'être menacé à tout moment par de soudaines et violentes irruptions du malheur (crises paternelles).

Mon angoisse vient de là. Et ma conscience engrammée que la vie conjugue - comme elle les alternait alors - splendeur et horreur.

« Va voir ta mère qu'elle te refasse. » C'était la grande insulte, dans mon enfance et mon adolescence.

Hélas, ce n'est pas possible. On doit quitter sa mère, affronter la vie tout(e) seul(e). Et personne ne vous refait, sinon vous-même tout(e) seul(e).

C'est cela qui est dur en vérité, dans cette injure : non pas qu'il faille être refait par sa mère, mais bien qu'on ne le puisse pas.

Effet pevers de leur émancipation, les femmes font désormais fonctionner la société, font « marcher le schmilblick ».
Je le leur reproche. Non pas de vouloir l'égalité. Mais de sauver la société, le « schmilblick ». Erreur funeste.

Maintenant qu'elles prennent du pouvoir, et du coup sauvent le pouvoir, il n'y a plus qu'à attendre et espérer qu'elles deviennent un jour comme les hommes, eux heureusement « faillis ».
Ce jour là, peut-être, le pouvoir disparaîtra, personne n'en voulant plus, la société s'écroulera, personne ne la soutenant plus (si les hommes, entre-temps, ne se sont pas remis de leur faillite).

Reste à savoir si les femmes peuvent être un jour « faillies ». Pour moi, non.
Merde ! Après les hommes, il y a encore les femmes pour faire tenir cette maudite société. On est décidément mal partis, car elles tiennent toujours bon et tiendront toujours bien.

Un seul espoir, non garanti. Les hommes au pouvoir aimaient la douceur féminine. Les femmes au pouvoir aiment et aimeront la fragilité masculine. Se développe et développera une esthétique de la faille ou faillite, du faillir. C'est dans cette brèche que je sous-vis, que d'autres survivront. Peut-être.

Mais la barbarie est déjà là, partout, envahissante.
Ordurerie générale, des nantis pourris aux plébéiens immondes.

Rien de nouveau. Cependant, un dégoût et une rage toujours renouvelés.
Et toujours impuissants. On n'y peut rien changer, hélas. Car l'humanité est ainsi faite : mal.

On ne peut que se tenir à l'écart, en se vouant à une passion (amoureuse, intellectuelle, artistique, pratique, etc).
Anti-sociaux, mes frères et sœurs, abritez-vous le plus et le mieux possible, dans une passion !

Au fond de moi, au cœur de mes positions, il y a le fait, vérifié depuis la prime enfance, que l'être humain est fragile, faible.

C'est pourquoi j'ai dû me blinder, me durcir, mais autour de ce noyau tendre, très tendre, trop tendre.

Il faut croire que bien des autres n'ont pas eu cet engramme de fragilité ou faiblesse. Donc, ils entreprennent, dirigent, dominent, etc. Ce sont les horribles « gagneurs », à jamais haïs.

De mon côté, il n'y aurait guère que les femmes méprisées (nombreuses) et les hommes faillis (peu nombreux). Les vrais malheureux de l'intérieur. Les véritables croyants intimes.

Et encore, rares sont parmi eux les tendres blindés, comme moi.

J'en cherche dans ma mémoire. Et je trouve... les idoles de ma jeunesse, de mes dix ans, telles du moins que je les avais alors imaginées, à tort sans doute mais non sans raisons : des jeunes « rockers » révoltés.

J'ai toujours été, je serai toujours un « blouson noir », un adolescent attardé : extérieur dur, intérieur doux.

(Il m'a fallu 44 ans pour écrire ces lignes, qui reflètent le mieux, le moins mal, ce que je suis. Tant d'années pour une évidence simple. Voilà l'être humain : très largement ignorant de ce qui fait pourtant évidence).

Écrire comme jouir. Par spasmes.
Hélas, je suis trop sérieux et studieux.

Ma pauvre petite mère, si gentille et si courageuse. Longue agonie, brusque mort.

Une sorte de sainte, comme on en voit si peu, alors que les innombrables salauds vont bien.
Une petite fille adorant la vie, toujours enthousiaste, alors que les hordes de chacals vont bien.

Si Dieu existe, il est ignoblement injuste. Le Diable (qu'aurait créé, ainsi que l'homme, ce dieu décidément mauvais) mène l'effroyable sarabande. Le Diable, assurément.

Le monde naturel est volontiers superbe. Le genre humain est volontiers hideux.

Les meilleurs des humains, ceux qui ne sont pas comme tant d'autres, doivent se tenir près de la nature.

Surtout ceux qui pensent, beaucoup et bien. Il faut nous tenir près des choses naturelles, muettes, sans propos ni projet, « simples ».

Elles nous reposent des humains. Et de nous-mêmes.
Elles nous remettent face à l'humain. Et à nous-mêmes.
Elles nous réconcilient avec l'humanité. Et avec nous-mêmes.

L'élémentaire est l'essentiel. Choses ou êtres, les petit(e)s sont les grand(e)s.

La « réduction phénoménologique » vers l'immanence du vécu. Une porte de sortie « par le bas », au plus près du monde, de la vie.

« L'Indifférence ». Une porte de sortie « par le haut », au plus loin du monde, de la vie.

Ou encore et enfin, la conjugaison des deux : une « réduction phénoménologique » (à l'intime) qui soit en même temps une « indifférence » (à la société).

Telle est sans doute l'expression philosophique de ce que l'autre, le Grand autre (Big Sam, alias Beckett) appelait la « supination cérébrale ».

Telle est sans doute la bonne voie. S'il y en a une, et si elle est praticable...

Deux émotions mènent l'existence : l'amour et la peur.
(Désir et crainte, inséparables, disait Freud).


L'amour de la vie et la peur de la vie.
Alpha et oméga.

Nous sommes coincés entre les deux, mais nous naviguons entre les deux.

La vie et l'amour, la sensibilité et l'intelligence, la parole et l'écriture, ... Des biens qui nous font du mal ; des maux qui nous font du bien ?

Ainsi en va-t-il de notre humaine condition : un mélange de bien et de mal, un mixte de paradis et d'enfer.

Illusoire « bonheur des pierres ». On ne peut accèder à la totale indifférence. Et si on le pouvait, elle ne libèrerait pas seulement du malheur, elle priverait aussi du bonheur. Ce serait la table rase. Comme la mort.

Aporie, pas d'issue. Nous sommes piégés, refaits. Pour le meilleur et pour le pire.

Mais, il est vrai : pas de plaisir sans déplaisir...

Savoir qu'on reste enfant. Savoir rester enfant.
Fort bien, mais il y a hélas un hic de taille, car...
« Nos mères n'essuieront plus nos cheveux » (Moretti).

Heureusement, il y a toujours le rire, ravageur et salvateur.

« Clochard intellectuel » (un vrai clochard, comme « Chocolat » dans mon enfance). Dès l'adolescence, j'exprimais en ces termes ce que je voulais être.
Je l'ai été, j'y suis fidèle. Une réussite, donc. Si l'on veut.

Malheureux, tu te plains. C'est bien normal.

Mais si tu te plains trop, on te repousse, on t'exclut... et tu es en encore plus malheureux.

C'est fatal, car les autres se méfient du malheur comme d'un virus qu'ils savent contagieux ; ils veulent au contraire l'oublier, l'ignorer.

Alors tu vides ton cœur dans ton coin, sur un bout de papier. Pour ne pas déranger ou gêner.

Mais si tu publies (et si on te lit), on dira que tu cultives ton malheur, que tu te vautres dedans, voire même que tu en fais commerce.

Non seulement il faut souffrir, mais encore en silence.

Cela dit, on peut faire quelque chose – en mots et en actes – de cette souffrance...

C'est ainsi. Il faut faire seul avec sa solitude.
Faire avec, c'est-à-dire en vérité faire sans : sans personne.

(Certes, il y a les autres, les proches même. Mais, de toute façon, on reste fondamentalement solitaire, à huis clos avec soi-même).

Jésus s'est trompé sur l'humanité, sur la société.
Il fallait dire : « Ne leur pardonnez pas, car ils savent très bien ce qu'ils font ».

Dans la porcherie sociale actuelle, non seulement il n'y a plus de morale, mais il n'y a plus même d'attention, de scrupule.

Sans parler d'appareil éthique, le simple scrupule est désormais la preuve morale minimale face à une société qui en est dépourvue.

En vérité, l'homme a besoin de l'aliénation et de la contrainte, d'une vie et d'une pensée largement installées comme sur des rails ; car sinon il serait affolé et submergé par son libre arbitre.

User pleinement de sa liberté, c'est se retrouver en permanence face à des choix. Voilà pourquoi nous tirons des traits sur ceci et cela, nous nous interdisons des possibles, nous nous auto-limitons. Pourquoi on s'enferme, par confort, dans un circuit de vie et un schéma de pensée.

(Critique du marxisme, qui a nié ce besoin de limitation ; mais même de l'existentialisme, qui l'a minoré).

Nous sommes presque tous des individus moyens, à la pensée et à la vie moyennes.
Or, il n'existe pas de mot pour désigner cet état commun, très largement partagé : la « moyennitude ».
Comme quoi, jusque dans le vocabulaire, on se voile la face.

(La lucidité est donc amenée à forger ses propres termes, encore inouïs, comme la « moinséité »).

D'être originellement et fondamentalement craintif-timide m'a rendu fort, car un craintif-timide se doit de tout affronter avec courage, ce qui le forge ou trempe comme un acier.

« Je suis une force du passé » (Pasolini). Moi aussi.
À certains égards conservatrice, à d'autres révolutionnaire.

Face à l'horreur d'un présent débile, merveille de splendeurs anciennes.

Vivre : connaître drames et deuils, à côté de bonheurs et plaisirs.
C'est terrible.
Mais ceux-là nous forgent, et façonnent notre ouverture à ceux-ci.

La douleur, oui ; le dolorisme, non.
Ne pas se complaire dans sa propre douleur (l'un des aspects de la glu privée).
Repousser a fortiori la compassion ambiante (l'un des aspects de la glu collective).

« Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde ».

Cette belle proposition doit être reçue avec toute son ironie (trop souvent ignorée ou oubliée). Puisque, bien entendu, ta minuscule personne ne saurait « seconder » le monde.

Il faut comprendre qu'elle n'est que « seconde » par rapport à lui, que tu ne peux que te dissoudre en lui.
Et c'est bien : ainsi soit-il.

« Ce qu'on te reproche, fais-le ».
Oui, car c'est ce qui te caractérise, te constitue.

Il n'y a que toi-même qui puisses le remettre en cause. Et encore : le moins possible sous la pression des autres. Même si autrui a raison, si tu dois t'amender ou te transformer, ne change qu'à son insu, qu'à l'abri de son regard, qu'à ton rythme et à ta façon.

J'ai l'air de délivrer des leçons de vie, mais je sais à peine piloter la mienne.

C'est pour cela que j'essaye d'esquisser quelques « lois de la mathématique existentielle ».

Mais je sais que l'observateur est aveugle ou borgne, les lois fausses ou inexactes, et les principes discutables ou intenables.

Il n'empêche, je poursuis. Tâtonnant dans le noir à la recherche de repères. Comme nous tous.

« In girum imus nocte et consumimur igni ». (Nous tournons en rond dans la nuit et sommes consumés par le feu).

De toute façon, heureusement, « la théorie est grise, tandis que l'arbre de la vie est vert ».
De toute façon, heureusement, je perds tout savoir face à la beauté d'une femme, ou de la nature.
De toute façon, heureusement, je ne suis sûr de rien et j'oublie tout.

« Bricoler dans l'Incurable » (Cioran).
On ne peut donner meilleure caractérisation de l'existence, en si peu de mots.

Nous ne pouvons rien à l'incurable. Occupons-nous de bricoler.
Au-dessus de l'abîme, dansons nos vies, jouons-les.
Grand jeu, pour grands, où l'on retrouve de l'enfance.

L'être humain, « pervers polymorphe », a toujours envie de tout et de son contraire. La solitude et la multitude, la dépendance et la liberté, le calme et l'aventure, le confort et le dépouillement, etc.
Et son désir varie sans cesse. Très vite, il ne désire plus ce qu'il a, désire ce qu'il n'a pas.
Il est contradictoire et changeant. Il n'est jamais pleinement ni durablement satisfait, par ceci ou cela.

De plus, petit animal fragile, il n'a pas les moyens physiques et psychiques de ses envies : il est vite affamé ou assoiffé, apeuré ou fatigué.

Il n'y a donc aucune solution unique, aucun modèle absolu.

Il y a, par essence, le jonglage de chacun(e) au milieu de ses désirs divers : le « bricolage ».
Dans l'insatisfaction chronique, entre le pas assez et le trop : dans « l'incurable ».

Les grands « jongleurs » s'en sortent « par le haut », dans l'excès assumé.
Les grands anti-jongleurs s'en sortent « par le bas », dans le manque assumé.

Mais les uns et les autres sont de très rares exceptions. A part eux, quasiment tous les humains ne s'en sortent pas du tout, ou fort mal, entre l'excès et le manque.

Exister, c'est naviguer entre le Charybde de l'excès et le Scylla du manque.
Et, pour finir, quelle que fut la navigation, sombrer.
Une galère, suivie d'un naufrage.

Oui, mais...

L'horreur ne va pas sans la splendeur.
L'océan du monde est aussi somptueux que difficultueux ;
la navigation de la vie est aussi palpitante que périlleuse.

Alors, tous sur le pont !..
(En souhaitant meilleurs vents possibles aux plus aimables).

La « faillite » peut être héroïque, qu'elle se traduise par la fuite ou par le marasme - deux façons de s'éclipser ou s'effacer, l'une active-dynamique et l'autre passive-statique.

Telle est la principale révolution moderne. Négation de la figure classique selon laquelle l'héroïsme ne serait que puissance et réussite. Intégration de la faiblesse, de la fragilité.

Nos grands révolutionnaires modernes, de Keaton à Godard, de Melville à Pessoa, de Bataille à Beckett.

Et le rire qui « célèbre les noces de l'échec et de la puissance » (Bataille).

En vérité, je vis avec la mort engrammée, omniprésente.

Déjà dans l'enfance, elle se tenait à mes côtés (décès du petit frère, comas du père). Puis dans la jeunesse, elle s'est infiltrée en moi (effondrement psycho-somatique, crises d'anxiété).

Tout vient de là. Ma faiblesse : angoisses, peurs, terreurs. Et ma force : dureté, blindage, solidité.

Je meurs presque chaque nuit. Alors, toutes vos histoires, votre « schmilblick » !..

Je ne fais pas vraiment partie des vôtres, je suis un mort-vivant.

Une « Main » aux doigts inséparables, un tout petit groupe humain qui ne ferait qu'un, soudé comme un roc.
Longtemps ce fut mon idéal de bonheur.

Les frères, d'abord. Les camarades, ensuite. La fratrie, la bande. C'est fini.

Restent les duos, avec tel ami ou telle amante, tel compagnon ou telle compagne.

Nous les malheureux, les inconsolables, les désespérés.
Nous les endeuillés, les épuisés, les exilés.

Nous qui vivons à part, plus seuls que seuls, entre la rage maintenue et l'indifférence acquise.
Nous qui vous haïssons encore, qui vous ignorons enfin.

Si nous en sommes là, c'est que nous vous avons trop aimés, que vous nous avez trop déçus.
Nous étions humanistes, vous avez glacé notre chaleur. Nous étions romantiques, vous avez brisé notre élan.

Vous êtes nos assassins. Nous sommes votre crime.
Vous êtes hélas sans pitié ni remords. Nous sommes hélas sans pardon ni oubli.

On a voulu m'avoir ? On m'aura !

Une sous-culture hétéroclite nous constitue tous largement.
Ne pas la repousser. En préserver au contraire la substantifique moelle.

Elle se dépose en nous au fil des âges. Il faut donc veiller à en sauvegarder les strates successives.

Renier sa sous-culture, c'est se renier soi-même.

Ma bêtise. D'une certaine façon, j'y tiens. Elle me stabilise : je peux camper les deux pieds bien calés dessus, comme un paysan sur sa terre.

Plutôt que de prétendre la dépasser, en sortir, comme je l'ai essayé, j'en suis venu à la travailler, pour tenter d'en extraire quelques vérités constitutives.

Besogner au mieux sa bêtise.
(Il faut dire que je n'ai pas trop le choix, n'étant guère brillant, ne pouvant donc pas faire reluire ma brillance).

Accéder si possible à l'idiotie.
(La « grande » : celle du Prince dostoïevskien, celle de l'Enfant durassien).

Quelque chose s'est tissé dans l'enfance, noué dans l'adolescence : sensibilité et révolte.
À jamais, pour toujours.

Pour le meilleur, l'homme peut se tenir à l'écoute du désir et du plaisir féminin.

Au moins, quelques autres et moi-même, nous avons changé le rapport aux femmes, le fait d'être homme.
Ce fut notre seule vraie révolution, mais elle compte.

L'être humain court vers sa mort, dans une société qui va vers sa chute, sur un monde qui file vers sa perte.
À part ça, tout va bien.

« Sans la possibilité du suicide, je me serais tué depuis longtemps ».
Il s'en tire bien, Cioran. Au sens strict : c'est juste. Et au sens large : belle pirouette.

Intervenir de moins en moins. Mesurer mes paroles et écrits, de plus en plus.
Si je n'accède pas à leur musique, que j'apprenne le silence.

Âme de garçonnet dans un corps d'homme.
Cœur adolescent dans une chair adulte.

Enfant au dedans, minus au dehors.
Je suis petit, et ça se voit.
Soit.

Toujours enfermé avec soi-même, prisonnier à vie, à mort.
Captif de son corps et de son cerveau.
Forclos dans ses sensations et ses pensées.

Toute la difficulté d'être tient à cela.
Parvenir à s'habiter soi-même, sans trop peiner, trop souffrir.
Improbable et fragile écologie de soi (ou « égologie »).

D'une part, creuser en soi. D'autre part, s'évader de soi.
Mieux : creuser en soi pour s'évader de soi.
Long tunnel.

L'inné : avoir peur de vivre, avoir peur de mourir.
L'acquis : faire avec la vie, faire avec la mort.

Quel chemin, pour essayer de conjuguer ces deux inconciliables !
Et pourtant, on chemine, funambules.

Le gouffre sous nos pas.
Mais qu'on évite de regarder, pour ne pas y tomber.

Moitié conscients, moitié inconscients.

La vie est un oxymore, un paradoxe. À la fois grave et légère, tragique et comique.

On ne sait pas, en effet, si c'est « une chose sérieuse ou une plaisanterie ».
On ne sait jamais trop, du coup, sur quel pied danser, comment exister.

D'où la possibilité d'alterner ou de conjuguer deux visions de l'existence : grave-tragique, de par son aspect inévident, son opacité ; légère-comique, de par son aspect insensé, son absurdité.

Les « épuisés » ayant accédé à « l'indifférence » (comme je tends à le devenir, mon bon vieux Sam) risquent fort d'aller vers un neuro-végétatisme semi-grabataire.

Cet état découle logiquement de l'absurdité ou l'opacité de l'existence : il en résulte, il y répond.

Une sorte de détachement « zen », mais sans transcendance, dans l'immanence : un pur et simple « être-là ».

Ce serait le fameux « bonheur des pierres », s'il y avait en cela du bonheur. Mais, non.

Pouvoir hurler, lancer des cris de fou (comme Artaud) ou de bête (comme le « vice-consul »).
Non pas un cri primal, dans un coin privé ; mais un cri final, dans un espace public.
Faire entendre à tous au moins une fois ce à quoi ils veulent obstinément être sourds.

Et dès lors...

Pouvoir se taire, se dissoudre dans le monde.
Y marcher ou nager, y reposer ou végéter des heures durant, calmement, paisiblement, sereinement.

Pour rejoindre un tant soit peu d'enfance, il y a deux voies possibles : l'imaginaire, souvenir ou rêve, et certaines formes d'activités artistiques.

Le retour vers l'enfance, oui, plutôt que la mort pour effacer « l'inconvénient d'être né ».

(Je semble, à ces mots, assez optimiste. Mais je sais que ce n'est pas facile, et que ça reste illusoire. Je demeure, au total, quand même plutôt pessimiste).

La vie, donc, entre malheur et bonheur, enfer et paradis.

Ceci vaut pour tout ce qui la compose, nous constitue. Notamment les trois pôles de notre triangle existentiel : l'esprit, le cœur, le sexe.
Sans pensées, sans sentiments, sans pulsions, nous ne connaîtrions ni les affres ou peines, ni les plaisirs ou joies qui nous font.

Ainsi, nous sommes condamnés à vivre le drame de cette ambivalence.
A moins d'aller vers la tragédie de l'indifférence.

Le drame modulé, avec ses déchirements, ou la tragédie uniformisée, avec sa platitude.
Le drame ou la tragédie : seul choix.

S'asseoir et pleurer. Se coucher et rire.
Éviter de se lever et d'agir.

Ça redonde, je répète.
Bien entendu. Car...

Le ressassement est l'écho de la butée martelante sur le réel dur, mat, opaque.

Il peut certes y avoir quelques râles de plaisir, quelques cris de joie, quelques chants d'élévation, quelques musiques de plénitude, quelques rires de libération. Mais...

Le ressassement est le bruit de fond de l'existence.

D'ailleurs, la vie même est répétitive.

Et puis...

Il n'y a pas que le ressassement, il y a aussi la ritournelle.

Retournement, supination.
Du tragique au ludique.

Je ne suis pas si malheureux, si triste.

Un élan, une force, une soif de vivre me porte.
Malgré tout, envers et contre tout.

Vous n'avez pas encore tué l'enfant qui reste en moi.
Vous avez détruit son insouciance, mais pas son énergie.
Vous l'avez durci, meurtri, terni, certes.
Mais cet enfant affolé, blessé, tané, est toujours là.
D'une certaine façon blindé, caparaçonné, renforcé.

L'enfant battu vous a bien eus.
Il vit, il jouit, il rit.

Bande de salauds, vous n'aurez pas ma peau de sitôt ! D'ailleurs, vous ne l'aurez jamais : pas question de mourir (même suicidé) à cause de vous, pas question de se laisser bouffer par les salauds.

On le sait : un milieu social fonctionne souvent comme un panier de crabes, qui s'entre-déchirent. Beaucoup en souffrent.

Mais parfois, il semble bien plutôt obéir à un ordre général, il se comporte comme un clan, une mafia. Où un milieu rejoint le Milieu. Où le panier de crabes se fait meute de chiens – « Canissimi ! ». Certains en crèvent.

Ne s'en sortent que deux genres opposés. À un bout, ceux qui dominent, qui jouissent du pouvoir. À l'autre, ceux qui s'accommodent d'être petits, de n'être que trois fois rien, qui fuient le pouvoir. Eux ; nous.

« Liens sociaux » ? Baillons, chaînes, cordes pour te pendre, fouets pour te battre. « Relations humaines » ? Non-relations inhumaines.

Sache passer outre.

Exister, c'est déranger. (D'après Cioran).
Tout individu conscient se doit d'être timide.

Il n'y a d'affinité possible qu'avec ceux qui ont en eux cette vraie humilité d'être, non feinte - qui devrait aller de soi.

Face à la société, toujours réfractaire, non réconcilié. Je la hais à jamais.
C'est ma force et ma gloire.

Honte d'être homme. Bassesse et vulgarité de l'humanité.
« La pensée même est parfois plus proche d'un animal qui meurt que d'un homme vivant » (Deleuze).

L'humanité ? Une masse de bovins et de moutons ; des tas de chacals et de chiens ; pas mal de rats et de limaces ; des araignées et des serpents.

Sinon ? Des moineaux ; quelques merles ; très peu d'aigles.
(J'ai été moineau, j'ai failli être merle, je n'ai pas su être aigle. Total : un marabout déjà déclinant et déplumé).

Les humains, je les apprécie mieux de loin.
Par exemple au cinéma, qui met la bonne distance entre eux et soi.

« On en a bien marre de s'écouter toujours causer... On abrège... On renonce... On ne tient plus à avoir raison... On se dégoûte... On n'a plus la force de changer son répertoire. On bredouille. »

La nausée de soi, par saturation, à force de se fréquenter sans cesse, jour après jour, nuit après nuit, sans relâche possible, sempiternellement en soi avec soi, enfermé à jamais dans sa propre cellule, condamné à perpertuité à soi-même.

Peine capitale. Point central. Il faudrait tout repenser à partir de là ; ne rien penser sans ça.
Or on n'en parle guère, car on tait l'essentiel.
(Sauf le bon docteur Destouches, qui connaissait si bien nos malheurs).

Mais l'on peut s'échapper de soi, par bouffées.
Enlèvements, rapts, où l'on décolle de sa glu.
Instants de grâce, extases, où l'on s'allège de son boulet.
Vacance de soi.

Et l'on peut faire avec soi, par périodes.
Trouver une harmonie, un rythme, un timbre et un ton à soi.
S'admettre, sinon se plaire.
Travail de soi.

Il n'y a donc pas que du malheur. Il y a des traces, sinon des pistes de bonheur.

Mais le malheur est la base, incontournable, sur quoi nous reposons assurément. On y revient toujours.

Alors que le bonheur est le sommet, improbable, à quoi nous accédons aléatoirement. On y passe parfois.

Je tiens par ma force de caractère, ma puissance de volonté. Fer forgé, face à votre société de compromissions, de lâchetés.

C'est de ma faiblesse, que j'ai expérimentée, vécue, et intégrée, reconnue, que me vient cette force. En quelque sorte, ma faiblesse a grandi en force.

J'ai vécu le pire, d'emblée. Mère et enfants battus. Petit frère mort.

J'ai vécu le pire, ensuite. Effondrement psycho-somatique, angoisse. Séparation d'avec ma fille.

Je vis le pire, enfin. Homme relégué, esseulé. Orphelin, sans plus de mère.

J'ai été le plus faible. Je ne crains plus rien. Je suis le plus fort.

En même temps, la vie était belle, la vie est belle.

Mais le malheur est persistant, tandis que le bonheur est fugace.

Dans la bande-son de l'existence, dans la rumeur de la vie,
celui-là est comme le bruit de fond garanti, celui-ci comme l'harmonie improbable.

Je veux bien être la dernière roue de ce que vous prenez pour un carosse... et qui n'est qu'un corbillard.

La solitude ne peut s'exprimer que dans la solitude.
Tais aux autres ton malheur, qui ne se dialogue pas, qui se monologue.

Les autres sont condamnés à la monstruosité des paupières closes de l'amnésie.
Nous sommes condamnés à l'horreur des yeux ouverts de la lucidité.

Dormir et rire avec insouciance, comme un petit enfant.
Déchargé, déresponsabilisé de tout.
Le vouloir, le savoir, le pouvoir.

Déjà, les traits marqués, la peau des mains fripée.
Déjà, des jeunes femmes qui m'évitent.
Déjà, vieil enfant.

La vie comme le vin : goût fort, ivresse passagère, arrière-goût amer.
Ou alors...
La vie comme le vin : ouvrant au dionysiaque.

Femmes en fleur. Beautés inaccessibles.

Vous êtes l'image même de la vie, si attirante, si insaisissable, si frustrante.

Vous êtes aussi belles et désirables que ma solitude est laide et haissable.
Vous en êtes le superbe et terrifiant miroir, à l'éclat insoutenable.

Dans les saisons de la vie, à la cinquantaine, je me sens en début septembre, à l'aube d'une fin d'été encore belle mais déjà un peu déclinante, avec des rires d'enfants plus lointains et plus rares, et une sorte de paix régnant sur la terre mais teintée d'une inquiétude sourde, en une conscience que le meilleur est atteint et ne sera donc bientôt plus.

Premiers beaux jours. Caresse chaude du soleil et caresse fraîche de l'air alliées. Bien-être. Turpitudes humaines lavées. Bain de jouvence, d'innocence. Insouciance enfantine retrouvée.

« Je gis ma vie » (Pessoa).
C'est triste. Car la vie conjugue en vérité ombre et lumière, malheur et bonheur, enfer et paradis, horreur et splendeur. Et puis aussi, pour partie du moins, « j'agis ma vie ».

Depuis mon plus jeune âge, j'accorde à certaines choses, certains événements, certains êtres même, une importance, une gravité qui frise le sacré.

C'est sans doute le fait de l'angoisse, engrammée depuis l'enfance ; et j'imagine qu'il en va de même chez tous ceux qui portent ça en eux.

Du coup, je remarque souvent chez les autres ce qui m'apparaît comme une désinvolture, un laisser-aller quasiment sacrilège.

Il me semble que, fréquemment sinon généralement, les humains se vautrent dans la vie comme des porcs dans leur bauge, négligents et oublieux.
(Il est dur de constater que ceci vaut même parfois pour des amis ou des proches).

Nous, les anxieux, nous sommes condamnés à une certaine tenue. Autour de nous, la porcherie.

Les hommes sont aussi solitaires que les femmes sont désirables.

Toi qui avance, forte,
n'oublie pas
celui qui stagne ou recule, faible.

Le solitaire, et donc aussi le célibataire.
Aura de cette figure, qui me fascine et me fait peur.

« Poor lonesome cow-boy » ou desperados de westerns, bad guy ou réprouvé de polars.
« Machines célibataires », de Keaton à Melville. Réfractaires, ici et là.

J'ai toujours rêvé être à leur hauteur,
tout en cauchemardant face à la solitude.

La vie sans femme, sans chair.
Mécanique, sèche, réduite à l'os.
Une fascination, mais surtout une horreur.

Tout le problème des humains réside dans cette difficulté ou incapacité à être seul(e).

C'est su et dit (de Pascal à Baudelaire). Ça revient toujours.

Vivre seul est le plus dur, alors on se réfugie dans le couple ou le groupe. Mais cela reste difficultueux, chacun demeurant seul face à l'autre, aux autres.

On ne peut exister aisément, ni seul, ni à deux, ni à plus.

Alors, puisqu'il y a inexorablement confrontation et insatisfaction, autant affronter la solitude.

(Facile à dire, pas facile à faire. Oui – comme tout).

Être humain : animal délirant.

Le moins est le mieux.
Nous sommes trop ; nous voulons trop ; nous faisons trop.

L'ordurerie sociale est d'une ampleur indicible. Comme la haine qu'elle m'insuffle.

Lutter contre elle est hélas une tâche surhumaine, sa disparition une utopie impossible.

Unique possibilité : vivre à l'écart d'elle. Minoritaire, très minoritaire. Et même seul, très seul.

Tout individu sait bien qu'il conjugue raison et déraison, que la vie est affolée par la mort.

Il en va nécessairement de même pour le collectif : la raison ne peut y triompher à l'abri du délire, la vie ne peut s'y épanouir à l'abri des pulsions de mort.

Les sociétés sont donc à l'image des humains qui les composent. Monstrueuses, de toute façon, de par cette schizophrénie même. Et largement, volontiers délirantes et mortifères.

Une société, comme un individu, sera toujours un bric-à-brac susceptible de tout et de n'importe quoi, frôlant le précipice de la folie, jonglant au bord du gouffre de la mort.

(En finir ainsi avec tout idéal politique, comme avec tout idéal humaniste : avec tout idéal).

L'être humain, sa psychè, est structuré en strates concentriques et contradictoires : en surface « ça va », en dessous « ça ne va pas », plus profondément « ça peut aller », encore plus profondément « ça ne peut pas aller ».

Reste à savoir de quoi est constitué le noyau central.
Je le crois mixte : moitié « ça va », moitié « ça ne va pas ».


Tout ceci à l'état de repos – purement idéel et utopique.
Car une physique et une chimie, externes et internes, subtiles et variables, ne cessent de perturber cette organisation déjà complexe.

Conclusion ? L'être humain est compliqué !

Les choses, surtout naturelles, immuables.
D'un côté, ça rassure : elles nous reposent de nos existences, qui ne cessent de fluctuer de façon chaotique et complexe, elles.
D'un autre côté, ça angoisse : elles sont indifférentes à nos existences, qui se déroulent en drames et s'achèveront en tragédie, elles.

À un bout, leur société ; à l'autre bout, ma vie.
Celle-ci au sein de celle-là, certes. Mais ma vie s'inscrit à l'écart et à l'encontre de leur société.

Mon parcours, comme celui de Moretti : une histoire de communauté(s) et de communion(s) perdue(s).
Celle de l'enfance, avec la famille ; celle de l'adolescence, avec les camarades ; celle de l'âge adulte, avec les couples.
(Mais, au bout du compte... à rebours, il a su s'entourer des siens, être moins seul que moi).

L'ennui et la fatigue : deux facteurs essentiels de nos existences.
Un peu comme frère et sœur ; mais on a mieux traité de celui-là que de celle-ci.

Quant à l'ennui, ça a été assez bien saisi et rendu par certains artistes, littérateurs, philosophes.
Quant à la fatigue, ça n'a toujours pas été suffisament exprimé. Il reste à faire des œuvres qui rendraient compte de toute son importance.

Fatigue non seulement physique, mais intellectuelle : le dégoût de vivre encore telle situation ; d'entendre, lire, voir encore ceci ou cela ; de ressentir encore telle sensation ; de retrouver encore telle pensée ou telle représentation.
La fatigue est capitale. Elle détermine notre vie, par dégoûts et rejets. En marquant les limites du supportable (et malgré les compromissions), elle dessine les pourtours de notre morale.

Au delà, mais il s'agit déjà d'autre chose, la quantité se transformant en qualité, il y a le grand épuisement métaphysique d'être encore et toujours ce que l'on est : la fatigue d'être.

On oppose toujours l'amour de la vie au pessimisme malheureux. Énorme erreur. Car...

Celui-ci découle de celui-là. On est malheureux et pessimiste de trop aimer la vie, que la mort menace, de trop aimer les autres, qui ne le méritent guère. De trop vouloir aimer et être aimé(e).
La vie, les autres, et soi-même ne sauraient être à la hauteur d'un tel amour. Elle déçoit, ils déçoivent, on déçoit.
D'où une mélancolie de la vie, des autres et de soi, malheureuse et pessimiste.

(Pasolini a un peu dit cela).

Leur société ; notre amour : l'enfer et le paradis.

Leur société veut nous briser, moralement et physiquement.
Soyons plus forts qu'elle ; opposons-lui notre bonne santé vivace : notre capacité maintenue à créer et à goûter, à imaginer et à penser, à jouir et à rire.

(Et méfions-nous donc de ce qui, dans notre malheur triste, peut servir l'ennemie).

La révolution : beau projet, mais surhumain.
C'est trop demander, à l'échelle d'une vie humaine.

De tout façon, la mort balaiera tout.
La mort fera le grand nettoyage que ne saurait faire une vie.

(On le perçoit mieux en vieillissant).

Ma mère, disparue. Plus que jamais, enfant perdu.

Ma fille. Elle est aussi mon garde-fou.

Notre lien comme un socle, notre relation comme un fil à plomb, qui me font tenir debout, droit.

À son tour, elle m'a en partie enfanté.

Cependant, je ne suis pas trop pour avoir des enfants, car le cadeau de l'existence est empoisonné.
Mais pas seulement, heureusement : entre lie et nectar.

La vie est une splendeur... mais avec tant d'horreur
que l'on est déçu, qu'on va vers une mélancolie de la vie.

Malgré soi et malgré les autres,
malgré la société et l'humanité,
malgré l'ennui et l'insatisfaction,
malgré la maladie et la mort :
malgré tous et tout, l'existence est une merveille.

La vie est très courte et très fragile.
Alors, vivre au maximum, le plus et le mieux possible.

Pour la nature. Ne serait-ce que le vent.
Pour l'art. Ne serait-ce que la musique.

Pour les femmes. Ne serait-ce que leur aura.
Pour l'amour. Ne serait-ce que son mirage.

Pour les goûts et les odeurs.
Pour les sons et les couleurs.

Pour l'amitié, et la solitude.
Pour le souvenir, et la nostalgie.

Pour les proches, leurs joies et peines.
Pour ceux qui comptent sur toi, qui importent en toi, vivants et morts.

Pour toi-même, ton fragile tremblement d'être.

Bêtement, jusqu'aux clichés les plus généraux, finir sur cette ode à la vie.
Malgré tout. (Car même tes chers « suicidés de la société » se sont tués de trop l'aimer).

Se tenir dans ses bras, sans trop de tendresse, mais avec fidélité. (D'après Beckett).
Oui : s'aimer soi-même, pas trop, mais assez pour tenir, maintenir.

Voyager léger. On est venu au monde sans rien, on le quittera de même. (D'après ma mère).
Oui : et pour ce faire, pour ne pas s'engluer, voyager en passager clandestin.

Vivre : tout perdre. Jusqu'à la vie même, enfin.
Restent les instants de grâce, fugitifs, les moments de bonheur, fragiles.

Vivre, c'est perdre du temps qu'on a peu.
Il s'agit donc de perdre au mieux.
De faire avec cet oxymore.

Ainsi, le mot-clé de l'existence est « oxymore ».
Où l'on ne peut qu'entendre : occis, mort.

Pour ne pas être confronté de face à l'horreur, surtout vers la fin, le mieux ou plutôt le moins pire est de devenir doucement et légèrement fou, de perdre joyeusement la boule.

Ce n'est certes pas donné, mais ça peut éventuellement se cultiver...
D'ores et déjà, « je joue un peu au fou, pour faciliter » (Gombrowicz).

Chienne de vie ?
Aller vers l'affirmation de soi.
Sienne de vie !

Qui m'aime me suive ! Au risque de ne pas l'être. Ni aimé, ni suivi.

On peut être à la fois gagnant et perdu

Sommes-nous décisifs, ou sommes-nous des Sisyphes ?

Je me tiens hors concours du social.
Non par orgueil de moi, mais par orgueil de vie.
Mieux à vivre.

Prétention à exister : péché d'orgueil ?
Merde !
Ego me absolvo.

Passager clandestin de l'existence.
Interdit de ses jours.
Soit : je serai tel, j'irai ainsi.

Se déprendre de soi.
Il le faut fortement, on ne le peut que peu.

Alors : se prendre dans ses bras.
« Sans grande tendresse, mais fidèlement, fidèlement. »

Je perdure, perdu : dur, dur.

Toujours tout seul.
Toujours, tout, seul.

Terrien, t'es rien.

Parterre de crocus. Certains plus à l'ombre, plus sombres et plus fermés.
Comme moi.

Je suis triste, je veux m'en départir.
J'étais riant, je veux le redevenir.

« La grande déception en Technicolor » (Serge Daney).
Pas seulement le cinéma : la vie tout entière.
Mais quand même, quel film !

Avant même que nous ne soyons plus de ce monde,
ce monde n'est déjà plus de nous.

Bredouillant : signifiant par là que dans la vie on se retrouve bredouille.
Et que, bon, voilà : c'est comme ça et cela va comme ça.

Bredouillant donc, désormais...